Le silence d'Isra d'Etaf Rum


Je suis née sans voix, par un jour nuageux et froid à Brooklyn. Personne ne parlait jamais de ce mal. Ce n’est que des années plus tard que j’ai su que j’étais muette, lorsque j’ai ouvert la bouche afin de demander ce que je désirais : j’ai alors pris conscience que personne ne pouvait m’aider. Là d’où je viens, le mutisme est la condition même de mon genre, aussi naturel que les seins d’une femme, aussi impératif que la génération à venir qui couve dans son ventre. Mais jamais nous ne vous l’avouerons, bien entendu. Là d’où je viens, on nous apprenait à dissimuler notre condition. On nous apprenait à nous réduire nous-mêmes au silence, on nous apprenait que notre silence nous sauverait. Ce n’est que maintenant, bien des années plus tard, que je sais que tout cela est faux. Ce n’est que maintenant, en écrivant cette histoire, que je sens venir ma voix. Cette histoire, vous ne l’avez jamais entendue. Peu importe combien de livres vous avez lus, combien de contes vous avez entendus, vous pouvez me croire : personne ne vous a jamais raconté une histoire telle que celle-ci. Là d’où je viens, nous gardons ces histoires pour nous-mêmes. Les raconter au monde extérieur serait une incongruité dangereuse. Le déshonneur le plus absolu.


L’entrée dans le roman est fracassante, les deux citations de départ puis l’introduction coup de poing  plantent le décor. Il est question de femmes qui subissent, de femmes qui reproduisent,  de femmes qui prisent au piège de la société, de leur communauté, de leur traditions, vivent sans allégresse, sans quiétude, sans accès à l’élémentaire pour une vie porteuse de sens.
Nous vivons les uns à côté des autres sans parfois réellement nous voir, nous entendre, nous comprendre. Nous ne mesurons pas toujours la paralysie de certaines vies pour lesquelles, ceux et celles qui le peuvent doivent continuer de se battre. Nous sommes le fruit d’un amas de croyance qui conditionnent nos pensées et nos actes et qu’il est parfois douloureux de déconstruire, y compris pour ses victimes. Trouver la force de l’opposition, risquer l’émancipation ne se fait qu’à renfort d’abandon et de sécurisation intérieure.
Certaines femmes sont confinées pour la vie, une existence en demi-teinte, de labeur ménager, d’absence totale de liberté, même en pensée. Dans Le silence d’Isra, on entend les voix de trois générations de femmes, mais à travers elles, résonnent celles de toutes les femmes encaissant les mêmes soumissions. C’est aussi la constatation du poids de la coutume qui courent sur les hommes, ils doivent être virils, ils ne peuvent s’abandonner à la fragilité. A force d’être enjoint à la force depuis l’enfance, certains en deviennent des bourreaux effarés.
Le changement n’appartient pas seulement aux femmes.  L’opinion évolue avec le collectif. Ces situations ne font pas violence qu’aux femmes, même si elles en sont les principales martyres. Dès l’enfance, il faut atteindre les brèches pour éteindre la foudre de la bien-pensance.  Il faut prévenir, il faut soutenir, il faut secourir, il faut dire non.

Isra se tait mais voudrait hurler son désespoir, Isra se soumet en silence mais se révolte à travers les mots, l’embrasement que procure la littérature. Isra s’abandonne à la chape communautaire trop lourde mais tremble pour ses filles.  Isra vit le sort de milliers de femmes dans le monde, mais en avoir conscience ne le rend pas moins douloureux.
Je pleure pour elles, celles qui meurent sous les bombes, sous les coups, sous les humiliations, sous les pierres et celles qui se délitent par tradition.
Heureusement il y a les Deya, les Malala, les Hevrin, les Daniela…
Mais combien d’Isra pour combien de révoltées ?

Cette maison d’édition choisis des textes forts, qui abordent des sujets complexes avec une grande intensité et parfois des angles inexplorés. En prime, les couvertures sont toujours de doux bijoux. Celle-ci est une œuvre d'Helen Zughaib : Women against the night.

Editions de l’Observatoire, le 8 janvier 2020
432 pages
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Diniz Galhos


Commentaires

Articles les plus consultés