Le Ghetto intérieur de Santiago H Amigorena
Peu à peu, en luttant
pour ne pas savoir, en luttant pour ne pas imaginer, Vicente allait vivre une
autre horreur que celle, finalement brève, de Treblinka : l’horreur d’une vie
coupable, d’une vie où la culpabilité le rongerait jour après jour, l’horreur
d’avoir fui, d’avoir abandonné sa mère, l’horreur d’avoir manqué à sa destinée,
l’horreur de n’avoir pas été là où il fallait – fût-ce, seulement, pour mourir
avec elle.
Est-ce qu’elle a pleuré
lorsqu’on l’a traînée hors de chez elle ? Est-ce qu’elle a hurlé ? Qu’est-ce
qu’elle a fait lorsqu’on l’a enfermée dans le train ? Qu’est-ce qu’elle a songé
quand on lui a demandé de se déshabiller ? Qu’est-ce qu’elle a dit ? Qu’est-ce
qu’elle a senti ? Qu’est-ce qu’elle a pensé ? Avait-elle encore la force de
parler ? De sentir ? De penser ? » Vicente avait essayé par tous les moyens de
ne pas savoir et de ne pas imaginer, mais peu à peu il avait su et des images
confuses et terrifiantes à la fois s’étaient imposées à son esprit. Des images
froides et tremblantes qui peu à peu allaient devenir une seule image, une
seule image à laquelle il ne pourrait plus échapper, une image qu’il verrait
toujours, dès qu’il fermerait les yeux, dès qu’il les rouvrirait : celle du
corps nu de sa mère tel qu’il ne l’avait jamais vu, tel qu’il aurait voulu ne
jamais le voir, celle de son corps misérable, usé par la vieillesse et la peur,
perdu au milieu d’une multitude d’autres corps tout aussi misérables, celle de
son corps les mains tendues en avant comme pour se protéger, celle de son corps
et de ses jambes grêles, entraînées par des dizaines, des centaines, des
milliers d’autres jambes tout aussi maigres – celle du corps nu de sa mère
perdu parmi une infinité de corps fragiles, squelettiques, précipités par des
coups de crosse vers des douches. Oui, s’il est une image que Vicente aurait
voulu ne jamais imaginer, et qu’il n’avait plus jamais cessé d’imaginer à
partir du moment où il avait lu les premières descriptions des camps, c’est
celle de sa mère nue, éreintée, exténuée, alors qu’elle entrait dans ces
douches qui n’étaient pas des douches.
Beaucoup d’ouvrages tentent d’expliquer
la Shoah, de continuer de la faire vivre pour conjurer l’oubli. Certains seraient tentés de dire qu’on est
arrivé au bout de ce qui peut être dit, voir que tout a été dit. Mais peut-on
vraiment venir à bout de l’infamie?
Ce roman auto–biographique hybride
possède une force incroyable. Il continue d’interroger l’indicible à travers
les yeux de la troisième génération. La réflexion en est complètement modifiée.
L’auteur aborde l’extermination méthodique des juifs par un prisme nouveau et quasi
sociologique. L’écrit prend des allures documentaires.
Il constate encore et de nouveau les d’atrocités commises à la fois avec la lucidité
et l’objectivité de la distance mais également avec l’intérêt et l’attention de
la familiarité.
Les questionnements sont multiples,
l’auteur s’emploie à déconstruire des
certitudes, des habitudes de langages, de pensées. L’importance du sens des
mots, les notions d’appartenance et d’identité
sont abordées avec une grande finesse.
Sans pathos, il nous touche
par cet impossible deuil, cette tristesse insondable de n’avoir pas su, pas pu,
pas voulu. Continuer de perdre, puisque la perte est insurmontable. S’abandonner
à la mort pour ne plus vivre avec l’innommable.
Un récit impressionnant de rigueur
et de sensibilité.
Editions P.O.L, 22 août 2019
192 pages
Depuis que je le vois partout, je suis intriguée. Ravie de le rajouter à mon prochain bilan des coups de coeur ! ;)
RépondreSupprimerSi je ne devais en choisir qu'un ce serait celui là. J'ai toujours beaucoup lu sur la Shoah. Je pense que je continue de chercher à nommer l'indicible. Je suis toujours impressionnée par le fait que malgré tout ce qui existe déjà comme supports, des auteurs arrivent toujours à trouver des prismes d'abord différents et tout aussi bouleversants. Je viens de finir Une foret d'arbres creux d'Antoine Choplin et j'en sors tout aussi subjugué. Les deux sont douloureusement beaux.
RépondreSupprimer