Par les routes de Sylvain Prudhomme
À
l’aller l’hiver m’avait paru déprimant. Au retour au contraire je l’ai trouvé
beau. Tout était noir. Comme si la terre et les arbres s’étaient un peu plus
gorgés d’eau encore, avaient continué de lentement mais inexorablement cheminer
vers le pourrissement définitif. Noir des barrières et des poteaux pourris.
Noir des troncs et des branches pourries. Noir des rares herbes restantes, de
la boue, de la neige fondue. Noir des feuilles mortes et du sol tout entier mis
à pourrir. Noir des taillis déplumés, des forêts endormies, des halliers de
ronces oubliées. Noir de la nature entière engloutie, noyée, morte, humiliée au
sens propre : retournée à l’humus. Cela ne m’a pas attristée, au contraire.
Noir du sol avec ce qu’il a de fertile aussi, j’ai pensé. Noir de la terre
insatiable mangeuse. Noir de la grande tambouille primitive, du brouet
originel. Noir d’où ne pourrait que renaître la vie.
Par les routes est sobre, simple et dépouillé. Une grande sérénité se
dégage de ce roman qui nous pousse à ralentir et à prendre le temps de vivre.
Les personnages sont attachants
mais crispants aussi parfois. Ils nous entraînent avec eux au sein de leurs
ambiguïtés et nous interrogent sur le sens de nos vies.
Comment concilier besoin
individuel et harmonie familiale ? Comment être heureux ? La liberté
suffit telle à rester vivant? La présence de l’autre étouffe-t-elle ?
A-t-on besoin de solitude et d’isolement
pour se réaliser pleinement ? Doit-on parfois partir au risque de perdre
l’amour ? Rester au risque de se perdre soi? Comment ne pas atteindre ses
enfants qui subissent sans réels défenses ce que leur impose le monde adulte ?
Agustin à générer beaucoup d’empathie chez moi, tant ses déceptions et ses douleurs muettes se
sont faites miennes. L'auto-stoppeur de son côté, s’est imposé à moi, doux et fuyant, et son irrépressible envie d’ailleurs m’a beaucoup rappelé la
mienne.
L’auto-stoppeur traque l’oubli
en nous rappelant aux valeurs
d’entraides, de communication harmonieuse et d’entrée en relation positive mais
il évoque aussi l’ambivalence d’être à l’autre. Le besoin pour tous de se
construire en communauté tout autant que de rester libre. Il nous évoque la
douleur aussi que l’on peut générer chez l’autre lorsqu’on l’oubli pour se
pencher vers soi. Le quotidien pesant mais paisible et radieux à la fois. Tous
ces sujets sont abordés avec délicatesse et précaution. Une douce mélancolie
nous imprègne, nous bouleverse et nous réchauffe aussi si l’on prend le temps de
faire un pas de voté vers le positif.
Ce récit sommeille encore en moi
plusieurs semaines après l’avoir fini. A la manière d’un compagnon lointain qui
se révèle profondément attachant et sécurisant. Aucun engouement fiévreux ne
m’a surpris pendant cette lecture que j’ai d’ailleurs appréhendée
précautionneusement Mais au fur et à mesure que le temps passe, que les idées
matures, que les mots trouvent leur place dans mon esprit, l’impact palpable et
doux de cette lecture est incontestable et perpétuel.
Gallimard, 1 juin 2019
304 pages
Certains
jours j’allais prendre le train. Il faisait froid désormais et les salles
d’attente des gares avaient ce côté cour des miracles qu’elles prennent
l’hiver, havres d’air chaud où viennent se réfugier tous les congelés de la
ville. Parmi les sans-toit qui étaient là, engourdis, somnolents, entourés de
cabas Monoprix ou Leclerc, enveloppés de châles, de couvertures, amas de tissus
eux-mêmes, boules de linge serrées contre d’autres boules de linge qui étaient
leurs enfants, leurs affaires, leurs caddies, leurs chiens – au milieu de
ceux-là je reconnaissais des silhouettes venues d’un autre monde,
dormeurs-à-même-le-sol par choix, rouleurs-de-bosse par vocation, pareils à
celui que j’avais été autrefois. Voyageurs fatigués mais en chemin, poussés par
le besoin de se frotter à la vie, aux épreuves, au bitume. La plupart seuls,
chevelus, hirsutes, sans le sou. Certains en couple. Presque tous joviaux
malgré leur crasse. Aisément repérables à leur vitalité, au milieu des autres,
les vrais immobiles, les sans-issue, les coincés-là, entre les murs de ces
limbes. Plus encore que leurs cheveux longs et leurs
habits sales, c’était leur rapport au sol qui me frappait. Leur habitude du
contact avec le bitume et le carrelage. Leur affranchissement de toute gêne.
Comme une rupture consommée avec l’exigence de station debout. Une délivrance
des interdits habituellement incorporés à notre insu, ne pas s’affaler, ne pas
se répandre, ne pas encombrer, toute une morale du quant-à-soi, du
non-étalement, du corset. Morale du respect du voisin et des bornes, du
découpage du sol en parcelles aux frontières bien délimitées. Eux indifférents
à tout ça. Comme déverrouillés. Émancipés. Leur corps désentravé, devenu maître
dans l’art d’occuper l’espace, de s’y nicher, de s’y lover. Je les regardais
étalés au sol et je me rappelais brusquement ce que j’avais parfaitement su
jadis : qu’être sur la route, c’était ça. Cet affalement. Ce lâcher-prise.
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