Le coeur de l'Angleterre de Jonathan Coe
Le silence qui se creusait entre les deux femmes était sans fond désormais. On y était enfin. Au sujet à ne pas aborder, défiant tout dialogue. Au sujet mortifiant, clivant entre tous, parce que l’évoquer c’était se mettre à nu, déchirer les vêtements de l’autre et être forcé de s’entre-regarder dans cette nudité, sans aucune protection, sans pouvoir détourner les yeux. Quoi qu’elle réponde à Helena – pour peu qu’elle essaie de rendre compte honnêtement de sa divergence –, il lui faudrait fatalement affronter la vérité indicible, à savoir qu’elle-même et ses semblables d’une part et Helena et ses semblables d’autre part avaient beau vivre côte à côte dans le même pays, elles habitaient pourtant deux univers différents, séparés par une cloison étanche, une muraille formidable faite de peur et de suspicion, voire peut-être de ces traits britanniques par excellence, la honte et la gêne. Impossible d’aborder tout ça. La seule attitude adaptée consistait à l’ignorer (restait à savoir combien de temps cette attitude elle-même serait possible) et se raccrocher pour l’instant à la fiction désespérée et peu consolante qu’il ne s’agissait là que d’une divergence mineure, comme on peut en avoir avec son voisin sur la gamme de couleurs qu’il a choisie chez lui, ou sur les mérites d’une émission de télévision.
Le cœur de l’Angleterre nous conduit à sa suite en plein chaos Brexital.
Il fait suite à Bienvenue au Club et Le Cercle Fermé mais nul besoin de les avoir lu au préalable pour en saisir
toute la subtilité.
Ce roman car c’en est un, en plus d’avoir une histoire pleine de vie et
des protagonistes attachants, est éclairant et instructif. L’auteur réussit plutôt
finement à mêler actualité et fiction.
On y suit le cheminement de vie
de plusieurs personnages ayant des âges et des conditions de vie disparates. A
travers eux, c’est un état des lieux actuel de la société anglaise et sur bien
des aspects plus généralement de nos sociétés européennes contemporaines.
Ce roman est riche de sujets
croisés traité avec justesse et sensibilité. Il est stimulant et étonnamment rafraîchissant étant donné les sujets abordés.
On y évoque notamment le rapport
de la jeunesse à la loi et à la politique en pleine crise. Des jeunes y compris
ceux issus de l’immigration, désœuvrés et abîmes par l’image que leur renvoi
systématiquement la société de ce qu’il
devrait être et devrait penser. Mais
aussi de leurs aînés ne se sentant plus toujours à leur place dans une vie qu’ils
ont souhaitée et construite parfois un pays où ils ne sont pas nés.
En toile de fond, on y trouve
également la place prépondérante de la politique et des possédants entraînant
une culture élitiste et écrasante. Paupérisant toujours plus la population y
compris moralement, en lui expliquant que pour vivre libre et heureux, il faut consommer
et posséder.
Un balayage de notre vie à l’ère
numérique, débordante et souvent incontrôlable, avec ces possibilités d’emballement
médiatique déchaînant une horde d’humains attaquant au moindre bouc émissaire
désigné. Profitant du mal être de l’homme, déformante et manipulatrice pour
obtenir satisfaction au détriment des plus faibles ou des perdants.
Jonathan Coe à un petit quelque
chose de Ken Loach peut être un peu plus léger, moins engagé et militant mais
dont l’ironie pose clairement une orientation politique, conjugué à une Zadie
Smith diversifiante.
Gallimard, 22 août 2019
Trad. de l'anglais par Josée Kamoun
560 pages
Autour de cette lecture :
A lire : Les romans de Zadie Smith. Le meilleur pour moi étant
Sourire de loup.
A voir : les films de
Ken Loach, y compris les plus anciens qui plonge au sein de l’Angleterre mal
aisée et en souffrance. Des bijoux d’humanisme.
Pour en savoir plus sur le Brexit :
https://www.touteleurope.eu/actualite/qu-est-ce-que-le-brexit.html
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